Rappel
du contexte : Jusqu’au milieu du XXème siècle, le rocher de Saint Victor, au
centre géographique de la commune, était tout naturellement le cœur de la vie
locale, dans une configuration assez unique : 90% des habitants vivaient
dans des hameaux. Sur le rocher se trouvaient réunis l'église, le presbytère, la mairie et l'école. Rappelons que la commune comportait 500 habitants à la fin du XIXème siècle. Tout cela fonctionnait
très bien avec la civilisation de la marche à pied, grâce à un réseau de chemins permettant aux victoriens des accès sinon faciles en raison du relief, au
moins les plus courts (aujourd’hui encore, on va plus vite à pied qu’en voiture
de Saint Victor à Aleix). Les vieilles photos du début du XXème siècle montrent
des chemins entretenus, par lesquels les enfants se rendaient à l’école tous
les jours, les habitants à la mairie, et les paroissiens à l’église. L’arrivée
de l’automobile changea profondément la donne, et Saint Victor a été victime de
la motorisation. A partir du milieu du XXème siècle, le rocher-centre est
considéré comme trop difficile d’accès, alors pourtant que la population a subi
une baisse considérable. En 1940, l’école de Saint Victor ferme du fait de la
guerre. Elle ne rouvrira pas. En 1954, un référendum
communal décide du transfert de la mairie de Saint Victor au hameau d’Aleix,
plus facile d’accès. La vie à Saint Victor s’en est ainsi allée, et le lieu est
devenu désert : église fermée, presbytère fermé, mairie fermée, chute d’un
rocher empêchant l’accès à l’ancienne salle d’école, pleine de détritus de
toute sorte. Le Pèlerinage annuel était
le seul signe de vie dans un paysage de plus en plus mangé par les bois.
En
2011, la commune vend l’ancien presbytère, l’ancienne mairie et l’ancienne
école à une famille, qui réinvestit le lieu. Les volets commencent à s’ouvrir,
les cheminées à fumer au-dessus des bois.
Et
puis les choses s’accélèrent, car la vie appelle la vie.
Un mariage a été célébré dans l'église de Saint Victor en septembre dernier.
Cela faisait 25 ans que le dernier l'avait été dans les mêmes lieux, non par
manque de candidats, mais par une décision paroissiale maladroite : se
marier à Saint Victor était assimilé à du « folklore ». On arrivait
donc à cette situation absurde : les habitants qui avaient financé les
travaux de rénovation de l’église dans les années 1980 n’avaient pas le droit
de l’utiliser pour leurs cérémonies familiales. L'arrivée récente d'un nouveau
curé a changé la donne, et rétablit le bon sens et le bon droit.
Le Pèlerinage 2015 a eu lieu le 20 septembre. Pour l'occasion, la Vierge de
procession a été descendue de la sacristie. La messe a été célébrée en plein
air sur l'autel du rocher, comme à la grande époque du Pèlerinage.
Auparavant, un chantier amical avait réuni les membres du Comité des Fêtes de
Saint Victor sur le rocher. Comme l’année 2015 marquait le 50ème
anniversaire de la construction du chemin de croix par l’abbé Marcenat, il a
été décidé de marquer le coup en nettoyant les stations et en réparant les
marches qui s’effondraient. Au cours des ans, la mousse avait envahi une partie
des stations.
Jour
après jour, un changement s’est opéré sur le Rocher. Les horribles thuyas qui
cachaient le clocher de l’église ont été abattus. Un jardin fleuri a remplacé
un champ de caillasses. Des réseaux d'eau irriguent des petites parcelles,
jusque-là abandonnées. "Athos", un bel âne gris, loge dans l’ancienne
cave à charbon de l’école. Les volets des maisons sont ouverts. On croise même
des êtres humains...
Et le
plus incroyable : depuis le jour de la Toussaint, l'église est ouverte
plusieurs fois par jour, et a retrouvé sa destination initiale de lieu de
culte.
Car c'est là que la petite histoire de Saint Victor rejoint la grande histoire
de la Haute Auvergne. Saint Géraud fonda en 894 l'Abbaye d'Aurillac. Il alla
chercher quelques moines bénédictins dans le Rouergue, et ce fut le début d'un
foyer de rayonnement spirituel et intellectuel, mais aussi économique, qui dura
plus de six cent ans. En 1561, l'Abbaye d’Aurillac est dissoute, à sa place est
installé un chapitre de chanoines. La tradition bénédictine s'était donc perdue
dans le Cantal depuis le seizième siècle.
Déjà il y a quelques mois, l'Abbaye d'Aurillac reprit une certaine actualité.
Des archéologues, fouillant à l'emplacement des bâtiments conventuels de
l'ancienne Abbaye d'Aurillac, au pied de l'église abbatiale Saint Géraud,
découvrent des restes importants: fondations et bases de bâtiments, dallages,
chapiteaux et colonnes, sarcophages en bois. On se souvint alors que l'Abbaye
d'Aurillac avait été l'avant-Abbaye de Cluny. Que le jeune Gerbert y avait étudié
et devenu Archevêque puis Pape, était resté fidèle à ses maitres bénédictins
d’Aurillac. Ces découvertes permettent de visualiser ce qu'était l'Abbaye, son
fonctionnement, ses lieux de travail, de repos, d'inhumation. Tout à coup,
prend une forme physique ce que les historiens savaient depuis longtemps, mais
qui était inconnu du grand public. Sur les pavages de galets, on imagine les
moines, les pèlerins du Moyen Âge venus prier sur la tombe de Saint Géraud.
C’est alors qu’arrive l'imprévisible, et à Saint Victor.
Quatre cent cinquante ans plus tard, des moines bénédictins reprennent le fil
historique et spirituel de la fondation de Saint Géraud. Et ils ont choisi le
rocher de Saint Victor pour installer un ermitage, y assurer une présence
monastique tout en aménageant le lieu pour y faire vivre leur petite
communauté.
Pourquoi à Saint Victor? La réponse est dans le lieu lui-même. Qu'on se
souvienne des descriptions de Saint Victor au cours des âges, déjà évoquées
dans ce blog: lieu mystique, lieu mythique, au bout du monde, rocher solitaire,
etc. Jusqu’à la plus récente évocation en 2014, dans le guide du
routard :"Saint Victor, sanctuaire champêtre".
Comment
s'étonner qu'un tel lieu n'attire pas des ermites?
En mars 2015, deux moines bénédictins se sont installés à Saint Victor, dans la
maison située en contrebas de l'église. Ils ont depuis été rejoints par un
troisième moine. Dans les premiers mois de leur fondation, ils célébraient
leurs offices dans leur maison, et l'été utilisaient l'autel de pierre sous le
rocher. Ils observent la règle bénédictine, la liturgie est traditionnelle,
avec un grégorien chanté dans sa forme médiévale.
Grâce à la vision intelligente de l'évêque de Saint Flour, les moines utilisent
désormais l'église de Saint Victor pour leurs 7 offices quotidiens. Cette
petite église au chœur roman, à la pierre brute, reprend donc sa vocation de
lieu de prière et de célébration. C'est un événement dans un lieu qui ne
servait qu'une fois par an, et encore.
Bien sûr, certains trouvent à y redire. Déjà du temps de Saint Géraud, des
mécontents critiquaient la création de l'Abbaye. Aujourd'hui, ce sont plutôt
ceux qui n'ont pas compris combien cette installation représentait à la fois
une chance et un espoir. Une chance dans la mesure où dans un village où la
population ne fait que baisser, l'implantation de nouveaux habitants, quels
qu’ils soient, renverse les opinions toutes faites : « tout fout le
camp », « ce pays n’attire personne », etc. Espoir, parce qu'il
suffit de voyager en France ou en Europe pour voir qu'une présence monastique
est toujours bénéfique à un territoire. Il est de bon ton dans le Cantal de se
plaindre d'être au bout du monde, enclavé, loin de tout. Mais quand justement
c'est parce qu'on est au bout du monde que des choses se passent, cela perturbe
le langage convenu, finalement assez confortable. Une des plus belles
entreprises du Cantal en avait fait les frais il y a quelques années. Au
départ, un homme compétent installe en 1992 un laboratoire dans une grange du
XVIIIème siècle dans un hameau perdu du Cantal. Ne comprenant rien à la vie
d'une entreprise, se demandant pourquoi cet homme installe un laboratoire dans un
endroit aussi perdu et inaccessible, des élus lui mettent des bâtons dans les
roues. L'homme est suspecté de malhonnêteté, lâché par toute l'intelligentsia
politico-économique. Aujourd'hui, son entreprise high-tech est une des plus
emblématiques du Cantal, et chacun y va de son coup d'encensoir, y compris
parmi ceux qui vingt ans plus tôt ont tenté de freiner son essor. Il y a
d'autres exemples, qui ne finissent pas toujours aussi bien. C'est le lot des
petits territoires où chacun a sa propre idée sur ce qu'il devrait être, sans
penser à voir les réalités qui crèvent les yeux. Comme le disait un syndicaliste agricole cantalou :"l'enclavement est dans les têtes" (2)
La petite église de Saint Victor a retrouvé sa vocation spirituelle, celle d'un
sanctuaire ou des hommes prient au-dessus des bois et des passions de village
qui transposent celles du monde, comme une terre en réduction.
(1) Victor
vicisti : selon les auteurs de la vie de Saint Victor, une voie céleste
s’éleva lors du martyr du saint « Victor, tu as vaincu ! »
(2) Michel Teyssedou, ancien Président du Centre National des Jeunes Agriculteurs